Entretien avec Ingrid von Wantoch Rekowski

Publié le 15 juin 2017
« Ces mots qui ne disent rien et ces silences qui parlent »

Comment est née l’idée de ce projet ? Peut-on dire qu’il s’agit d’une réflexion, certes sui generis, sur la famille ?

Oui, Bug est une réflexion sur la famille – celle que l’on a, celle que l’on crée –, si imparfaite soit-elle. Sur le désir, le fantasme, l’inconscient et les contradictions qui nous habitent. J’ai voulu mettre sous la loupe la famille, son quotidien, ses rites rassurants, sa routine.
 Bug parle des sentiments contradictoires qu’on peut éprouver face à elle. Des rituels qui existent dans une famille, structurants tout autant qu’étouffants. Le besoin de la quitter, de s’en détacher (tout en y étant attaché), sans jamais y parvenir. La famille, à la fois cocon et menace.

Pour la première fois chez vous, il y a un vrai travail de scénario. Comment avez-vous écrit les dialogues ?

Avec l’équipe, nous avons lu des romans, des pièces de théâtre et visionné plusieurs films qui ont comme thème principal celui de la famille mais il n’a jamais été question d’envisager Bug comme l’adaptation d’une oeuvre existante. Ou d’écrire une nouvelle pièce. Trop de bavardage aurait pu déforcer le propos. C’est pourquoi nous avons collecté des bribes de conversations anodines qu’on tient en famille et qui finalement ont pour seule finalité celle de meubler le temps. Plusieurs études en linguistique confirment d’ailleurs que soixante pour cent des mots qu’on prononce en une journée sont, au niveau sémantique, dépourvus de sens (notamment on abuse de mots outils ou connecteurs). Donc oui, nous avons travaillé sur ces mots qui ne disent rien et ces silences qui parlent. Ce langage, simple, ordinaire, qui ne raconte rien de bien spécial. Mais c’est aussi un langage qui nous échappe, nous trahit, jusqu’à arriver à dire tout autre chose. Il y a dans le roman Dissentiments du poète américain C.K. Williams une phrase que je trouve magnifique et qui résume parfaitement mon intention : « Le silence qui s’installe entre un père ou une mère et un enfant, le bruissement dans tout notre être d’émotions anciennes, la cacophonie de nos malentendus, les bribes chaotiques de phrases d’explication ou de déclarations d’intention qui n’ont jamais été prononcées… ».

Une table comme décor. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?

J’ai choisi comme point de départ un repas en famille. Je pense qu’il y a quelque chose de fondamental dans notre rapport à la nourriture. C’est plus qu’un simple code social, une convention.
La nourriture révèle. Comme le dit très justement Anne Muxel : « la table dit tout, montre tout, les humeurs, les rires, les pleurs, les lois édictées, le jeu des soumissions et des dominations. Dons et contre dons. Goûts et dégoûts. Drames et joies. Paroles et silences. La table théâtralise les enjeux et les jeux de l’échange. Partage de la même nourriture. Instauration d’une même conversation ou d’un même silence. Consensus plus ou moins harmonieux. Théâtre d’affrontements plus ou moins douloureux. » Donc oui, une table, un espace clos. Notre scénographe s’est inspirée des tiny houses mais restera dans la suggestion, l’évocation d’un espace « intérieur » sans jamais l’illustrer.

Comme toujours dans vos productions, la musique joue un rôle très important ? Le sous-titre « Quatuor à corps » semblerait le confirmer.

Oui, Bug s’inspire du quatuor à cordes et en applique le principe à la sensibilité théâtrale. En s’appuyant sur la voix et le corps de quatre interprètes ainsi que sur leurs gestes imprégnés de rituels et de manies, d’affects et d’émotions, il s’agit ici de créer un langage physique et musical singulier. Avec ce projet, j’ai voulu développer et affirmer les recherches d’un théâtre musical qui m’est si cher. La complicité avec l’Ircam nous permet d’explorer la voix et le corps des acteurs. Comment créer et imaginer une voix et un corps augmentés ? Comment l’acteur peut-il s’exprimer avec une double voix, une voix intérieure, contradictoire, intime, en écho, qui dit ce qu’on ne peut pas dire… Les technologies dont dispose l’Ircam nous donnent la possibilité de faire une recherche radicale sur le son. Quelque part un défi pour moi, je sors de ma zone de confort.

Quel est le rôle des compositeurs ?

Pour arriver à une pertinence musicale au niveau de l’écriture, j’ai fait appel à trois compositeurs qui ont une sensibilité et des horizons différents. On pourrait résumer l’intervention des compositeurs ainsi : soit ils déploient (c’est-à-dire qu’ils créent une structure, une journée type ou un repas type) ; soit ils développent (ils imaginent des courts moments, des interventions plus ponctuelles, des airs : par exemple des moments d’obsession) ; soit ils proposent des variations (de la situation, de la structure ou des moments imaginés par les autres compositeurs ou les comédiens). Toutefois, même si c’est très écrit, il y a à chaque niveau (mouvement, texte, expression, électronique) de larges latitudes d’interprétation.

En quoi cette approche musicale est-elle fondamentale ? Qu’est-ce qu’elle apporte à la scène ?

Tout d’abord, l’approche musicale permet de serrer l’énigme familiale au plus près, dans ce qu’elle a de plus enfoui et de plus feutré, en évitant les conventions du théâtre psychologique. Deuxièmement, c’est justement par des procédés musicaux que nous allons démonter notre scénario quotidien, notre dîner de famille. Le temps va se dilater ou s’étirer (bégayements, phrases qui se compliquent et s’éternisent, etc…), se saccader en ellipses (par exemple, en représentant l’enfant à différents âges). Les gestes seront répétés ou inversés et s’assimileront à des rouages grippés. La répétition, la mise en rythme des gestes et des phrases, la boucle, le fait de s’arrêter sur un certain mot ou un bruit, le choix de laisser les mouvements des acteurs en suspens, créeront un double monstrueux, une façon de révéler ce qui n’est pas représenté. Comme si la carapace de la vie ordinaire et ses arrangements sommaires se brisaient en éclats.

Vous injectez dans le spectacle quelques motifs dont la récurrence nous témoigne qu’ils ont quelque chose d’assez intime à voir avec votre vocation de metteur en scène, c’est-à-dire l’autopsie des contradictions de nos comportements et attitudes, « nos intentions sous-jacentes dissimulées derrière les mots, le monstrueux sous le vernis civilisé… »

En effet. Tout geste est étudié, réglé, découpé, refait mille fois. Certains mots répétés jusqu’à l’obsession. Chacun dans la famille a d’ailleurs un rôle qu’il tient depuis longtemps…
Mais avec l’arrivée d’Elle, les tensions qui y couvaient finissent par éclater et cette partition est transformée, déformée, déconstruite sans cesse jusqu’au dérèglement de sa mécanique parfaite, là où les corps hésitent, vacillent, titubent, se disloquent, la langue trébuche, la faille s’installe, le noyau se fissure.

Nous avons l’impression que vous désossez la famille pour en extraire les enchaînements les plus occultes… Pourriez-vous justement nous expliquer le titre ?

« Bug » en anglais veut dire insecte. Une des sources d’inspiration de ce projet, une des lectures auxquelles je faisais allusion tout à l’heure, a été La Métamorphose de Kafka. La Métamorphose est avant tout une allégorie des affres de la famille. Avec cette nouvelle, Kafka a exploré un réseau de tensions complexes et contradictoires : communication et absence de communication ; possibilité et impossibilité de l’isolement ; séparation et réunion de l’humanité et de l’animalité ; dedans et dehors. Mais bug veut dire aussi défaut, erreur, dysfonctionnement. Dans Bug, l’apparition inattendue d’un quatrième personnage, Elle, fait tout basculer. Au sein de cette famille, Elle devient un facteur de décomposition. Sa présence muette révèle à chacun ses propres failles, ses propres contradictions. Chacun devra mettre à nu ses démons. La famille se transforme en une couveuse de monstres (on n’est pas très loin de Teorema de Pier Paolo Pasolini).

Propos recueillis par Manolo Sellati, octobre 2016

  • Image extraite du teaser, Bug (Quatuor à corps)
    Image extraite du teaser, Bug (Quatuor à corps)
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