Exposition

À partir du 4 mai 217 au Musée national d'art moderne, niveau 5
Une nouvelle séquence d'expositions-dossiers dans le parcours des collections modernes consacrée aux rapports entre arts plastiques et musique.

L'Œil écoute

Une fois par an, jalonnant le parcours des collections du Centre Pompidou, une nouvelle séquence d’expositions-dossiers propose au visiteur une relecture de l’histoire de l’art du 20e siècle à travers un thème. De traverses en vitrines, de vitrines en salles, ces espaces d’étude et de recherche, qui émaillent la visite, permettent d’éclairer les strates de l’histoire de l’art moderne : après une séquence consacrée aux « Passeurs », ces historiens, critiques d’art et amateurs éclairés qui ont tant contribué à son écriture, après « Politiques de l’art » qui a souligné l’engagement des artistes pour les grandes idéologies du 20e siècle, le musée met aujourd’hui en exergue quelques-uns des liens qui ont uni musique et ar ts plast iques, de 1905 jusqu’au milieu des années 1960.

Intitulé « L’Œil écoute », ce nouveau chemin de traverse qui serpente entre les grandes figures et les mouvements fondateurs de l’art moderne emprunte son titre à l’ouvrage éponyme de Paul Claudel, publié en 1946, dans lequel l’écrivain se livre à une « écoute » de plusieurs tableaux, dont La Ronde de nuit de Rembrandt ou L’Indifférent de Watteau. Le visiteur du musée est ainsi invité à goûter par l’œil et par l’oreille à l’ambiance des « soirées parisiennes », qui, de la butte Montmartre au boulevard du Montparnasse, du Bal Bullier au Bal Tabarin, du Bal Olympique au Bal Banal, de Joséphine Baker aux Black Birds, fascinent artistes et musiciens modernes par l’étincellement des spectacles, l’aiguillon des costumes, mouvements, danses et numéros.

Le ballet, qui permet aux créateurs (décors, costumes, chorégraphie, musique) d’unir leurs forces, est emblématique d’une modernité avide d’abolir les frontières entre les arts, rêvant de l’œuvre d’art totale. On le constate à travers les sections consacrées aux Ballets russes, où l’on découvre notamment des costumes de scène dessinés par les peintres Michel Larionov et Natalia Gontcharova pour le compositeur Igor Stravinski, consacrées aux Ballets suédois, mais aussi à la figure magistrale du compositeur français Erik Satie attirant à lui beaucoup d’artistes : Picasso, pour le ballet Parade, Braque, Brancusi et Picabia. Marcel Duchamp, moins proche par l’amitié de Satie, partage avec lui une évidente communauté d’esprit, d’humour et d’autodérision, entre readymades et musique d’ameublement.

Des liens plus théoriques unissent aussi arts plastiques et musique. Dès les années 1910, le modèle musical devient un principe moteur pour le passage à l’abstraction. Dans le domaine pictural, Vassily Kandinsky, Léopold Survage ou František Kupka rejettent la figuration au profit d’un art qui, à l’instar de la musique, se libère de la représentation : une peinture qui donne à voir son « rythme », ses « couleurs » et ses « modulations » pour susciter les émotions. En avril 1932, Henry Valensi donne une forme quasi institutionnelle à ces recherches en fondant l’Association des artistes musicalistes. Ceux-ci se reconnaissent par leurs œuvres « restées libres les unes des autres, pourvu que l’influence musicale les ait inspirées ». Dans un autre registre, après-guerre, Jean Dubuffet développe le même attrait pour la musique, qu’il pratique et met en image.

« Je recommandais au visiteur des musées d’avoir l’oreille aussi éveillée que les yeux, car la vue est l’organe de l’app robation active, de la conquête intellectuelle, tandis que l’ouïe est celui de la réceptivité. » Paul Claudel, Œuvres en prose , Paris, 1965

Dans d’autres cas, les expérimentations des arts plastiques aboutissent à des découvertes dans le domaine musical. La révération éprouvée par le compositeur et artiste américain John Cage pour Marcel Duchamp en est un bon exemple. À l’instar du Grand Fictif, dont les « beautés d’indifférence » mettaient explicitement en jeu le contingent, John Cage ouvre la musique à « tout ce qui arrive ». Alors que Duchamp produit l’Erratum musical, transforme l’aléa en formes avec ses 3 Stoppages-Étalon et introduit la vie de tous les jours dans l’art à travers ses ready-mades, Cage érige le hasard en méthode dans ses œuvres musicales, littéraires et graphiques. L’influence conjuguée de Duchamp et de Cage se manifeste avec force à la fin des années 1950, lorsque certains des élèves du compositeur créent le happening, d’une part, et posent les bases de Fluxus, d’autre part. Cette période est caractérisée par une grande porosité entre les disciplines artistiques. Alors que de grands festivals unissent artistes et musiciens, de Fluxus à Karlheinz Stockhausen, la poésie sonore s’affirme en Europe autour des figures de Bernard Heidsieck ou d’Henri Chopin, qui découvrent les potentialités du magnétophone. Cette porosité prend une signification particulière avec l’affirmation de la « notation » dans le champ des arts plastiques. Ce thème fait l’objet d’une section à la fin du parcours, montrant combien la notation se situe à la charnière des deux disciplines. Tandis que les partitions musicales s’éloignent d’un solfège strict pour adopter une tournure graphique, laissant plus de marge à l’interprétation, l’artiste protoconceptuel George Brecht, élève de Cage à la New School for Social Research, note des « événements » sur de petites cartes, invitant tout un chacun à les réaliser. Il ouvre la voie à la tradition conceptuelle qui, de Lawrence Weiner à Sol LeWitt, fait amplement usage de la notation.

Par Nicolas Liucci-Goutnikov, conservateur, Musée national d'art moderne

  • František Kupka , Jazz-hot n°I, 1935, Huile sur toile, 60 × 92 cm  © Centre Pompidou / photo : J.-C. Planchet / Dist. Rmn-Gp
    František Kupka , Jazz-hot n°I, 1935, Huile sur toile, 60 × 92 cm © Centre Pompidou / photo : J.-C. Planchet / Dist. Rmn-Gp
  • Luigi Russolo, Automobile in Corsa , 1912-1913, Huile sur toile, 106 × 140 cm  © Archivio Luigi Russolo Come (Italie)
    Luigi Russolo, Automobile in Corsa , 1912-1913, Huile sur toile, 106 × 140 cm © Archivio Luigi Russolo Come (Italie)
  • Jean Dubuffet, Papa Gymanastique, 1972, peinture vinylique sur stratifié  © Centre Pompidou / photo : B. Prévost / Dist. Rmn-Gp
    Jean Dubuffet, Papa Gymanastique, 1972, peinture vinylique sur stratifié © Centre Pompidou / photo : B. Prévost / Dist. Rmn-Gp