Tribune d'Emanuele Carmine Cella

Publié le 23 juin 2017
Musica Hic et Nunc

Nous sommes désormais habitués à penser que l'on peut écouter de la musique toujours et partout. Pour écouter une Symphonie de Beethoven, il suffit d'allumer son ordinateur et d'aller sur YouTube. Nous sommes à l'ère de la reproductibilité : nul besoin d'aller au concert pour écouter un artiste, internet le permet tout simplement.

Le fortissimo d'un orchestre peut être entendu pianossimo dans des écouteurs et on peut l'écouter autant de fois qu'on le souhaite ; et l'on peut entendre le son d'une forêt diffusé dans le parking d'un hypermarché.

Tout cela, bien sûr, ne va pas sans conséquences. La quasi-totalité de notre écoute est déformée parce qu'elle se produit sans la présence d'une source sonore réelle, ni la nécessité d'un lieu : Murray Schafer décrit ce phénomène sous le terme de shizophonie.

Cependant, ni la musique, ni le son, n'existent sans un lieu et une cadre temporel. Chaque musique est conçue pour un lieu et pour un certain temps : le chant grégorien a un rythme lent, car il est conçu pour être chanté dans une acoustique à la large réverbération ; l’écriture chambriste est subtile, car cette musique a été conçue pour être interprétée dans des lieux intimistes.

Penser que l’on peut aujourd’hui jouer n’importe quelle musique, n’importe où et n’importe quand, serait donc une erreur — même aujourd’hui. C’est tout simplement impossible.

Il est donc important de revenir à un concept de musique hic et nunc : une musique que l’on ne peut pas jouer dans un lieu autre que celui pour lequel elle a été conçue. Une musique que l’on ne peut pas jouer à un autre moment que celui pour lequel il a été conçu. Une musique qui ne doit être jouée qu'une seule fois, en un endroit unique. Une musique irrépétible.

En réinscrivant une musique dans un contexte donné, la présence devient un aspect essentiel de l’œuvre : sans l’écoute intégrale donnée par cette présence dans le lieu spécifique pour lequel elle est destinée, l'expérience ne se réalise pas. Au contraire, avec cette mise en contexte, l'auditeur devient partie intégrante de l'œuvre, créant ainsi une forme d'art d'appartenance.

Ce hic et nunc est l’un des présupposés à la composition d’Inside-Out en création dans le cadre du Festival ManiFeste le 27 juin : si l’on ne se trouve pas dans la salle de concert, on ne parviendra jamais à ressentir ce que je veux que le public ressente : le sentiment de se trouver à l’intérieur d’un instrument physique, disposé tout autour. L’action des transducteurs sur l’instrument n’est perceptible qu’en live, pas en enregistrement.

Il est bien entendu compliqué, voire contradictoire pour un compositeur d’affirmer qu’il ne VEUT pas que sa musique soit « rejouée », mais je suis persuadé que c’est ce dont nous avons besoin à l’avenir : un rapport renouvelé à l’art musical, qui commence par l’épiphanie d’une expérience véritable.

Par Carmine Emanuele Cella, chercheur et compositeur, juin 2017