Julia Blondeau en studio

Publié le 24 mai 2017

Namenlosen pour trompette solo, hautbois solo, alto solo, flûte solo, ensemble de 22 musiciens et électronique

Cette pièce est une tentative de renversement du mode de représentation de la figure du soliste. Disposés tout autour du public et de l’ensemble, les quatre solistes — les figurants, devrait-on dire — coexistent avec une partie électronique qui forme avec eux une « force diagonale » faite tour à tour de signaux, d’appels, de (lignes de) fuites, de poursuites et de soulèvements. Confrontés à un ensemble parfois imposant, il s’agira pour eux de voir de quelle manière organiser leur coexistence, leur communauté et leurs survivances.

L’électronique joue à la fois le rôle de faisceau lumineux, de double et de contrepoint souple et réactif, capable de suivre et d’anticiper le jeu des quatre solistes et de faire lien entre leurs différentes temporalités. Parfois doublure des instruments (électronique d’ensemble), produisant un « être dans un dehors » (« Le seuil, en ce sens, n’est pas autre chose que la limite, c’est pour ainsi dire l’expérience de la limite même, de l’être dans un dehors », G. Agamben, La communauté qui vient), qui se situe au-delà d’une simple addition du son instrumental et du son électronique. Parfois voix réelle (électronique soliste), contrepoint aux solistes, dans un temps commun ou différent, mais jouant du phrasé et de la souplesse que peut produire aujourd’hui une électronique réellement écrite. Parfois arrière-fond dans lequel l’ensemble se déploie et où les figurants viennent porter plainte au-devant (« ne te plains pas, porte plainte ! » disait Heiner Muller). Si l'électronique fait donc ici éminemment partie du discours musical, elle s’avère être un médium radical de mise en scène.

Les enjeux électroniques

Vous terminez en ce moment votre doctorat à l’Ircam : que vous apporte, en tant que compositrice, ce statut de chercheuse au sein de l’institut ?

Mon actuel directeur de recherche est Jean-Louis Giavitto qui est informaticien. Ma rencontre avec lui a sans nul doute été déterminante. Nous avons eu des heures et des heures de discussions ! Sur la morphogenèse, la théorie des catastrophes, la topologie algébrique, puis plus tard sur le temps… C’est avec lui que j’ai formalisé un modèle de représentation musicale que j’utilise toujours. J’étais à l’époque obnubilée par le fait que les compositeurs doivent aujourd’hui manipuler un très grand nombre de paramètres. Je souhaitais trouver un moyen de les organiser, de penser une organisation, et le matériau musical en général, de façon à créer des passerelles avec le travail de la forme. J’avais déjà travaillé sur des systèmes de graphes mais Jean-Louis m’a parlé de topologie algébrique et c’est finalement un modèle s’en inspirant que j’ai adopté. Je l’ai par la suite développé et l’ai intégré à mon travail de recherche de doctorat. J’ai appris très récemment qu’un scientifique de Brest, Claude Berrou, utilise ce même type de représentations pour modéliser le système de mémoire associative dans le cerveau !

Parallèlement à cela, j’ai pu travailler avec l’équipe qui développe le logiciel Antescofo (équipe Représentations musicales [UMR STMS - Ircam/CNRS/UPMC]) qui permet, en plus du suivi de partition, d’écrire la partie électronique de façon extrêmement fine. Notre travail a été très intense et les avancées du langage se sont intégrées en parallèle à mon travail. Leurs travaux me nourrissaient et mes retours les faisaient avancer. C’est une période extrêmement riche et cela n’est possible que parce que l’Ircam permet justement ce genre de collaborations.

Sur quoi porte votre thèse et comment cet aspect « recherche » s’articule-t-il et nourrit-il votre pensée musicale ?

Cela amuse souvent les gens de demander le titre des thèses, parce qu’ils sont souvent très pompeux, voir complètement cryptiques ! Le mien ne déroge pas tout à fait à la règle, mais il résume en réalité deux aspects importants de mon travail : « Espaces compositionnels et temps multiples : de la relation forme/matériau ». Une partie importante de la thèse est basée sur le modèle d’organisation du matériau à partir de structures topologiques dont j’ai déjà parlé plus haut — le but étant d’élaborer des structures de matériau qui contiennent, par leur organisation, de fortes potentialités formelles.

Sur ce travail se greffe une réflexion autour du temps musical (peut-être notre pierre philosophale à nous autres compositeurs…) et plus particulièrement sur la question des temps multiples. Il serait un peu compliqué d’expliquer cette réflexion rapidement, mais l’idée principale est de se demander comment s’articulent les différents temps à « manipuler » lorsqu’on compose. Pour la partie plus pratique de la thèse, le travail sur le langage Antescofo que développe notamment mon directeur de thèse me permet de réfléchir à de nouvelles manières d’écrire l’électronique, y compris du point de vue temporel. Le travail quotidien avec les chercheurs de l’Ircam a été une vraie chance pour moi.  Ce travail de recherche est donc totalement intégré à mon travail de composition et à ma pensée musicale, toujours en construction.

Namenlosen est une œuvre avec électronique : comment approchez-vous l’outil informatique musicale ici particulièrement ?

Il s’agit d’une électronique très « écrite », composée presque exclusivement de sons synthétiques. Trois types différents d’électronique sont présents dans la pièce. Une électronique « soliste » est liée aux solistes, précisément, et constitue une voix supplémentaire, hybride, capable de lier les solistes instrumentaux éloignés dans l’espace et de ménager un espace commun dans lequel les polyphonies s’installent.

L’électronique « d’ensemble » n’est diffusée que dans les haut-parleurs virtuels disséminés au sein de l’ensemble, entre les interprètes. Il s’agit d’une électronique « d’orchestration », qui double les parties instrumentales et profite de la richesse du mélange entre sons complexes instrumentaux et sons purs électroniques. Celle-ci est pour l’auditeur beaucoup plus discrète et forme avec l’ensemble instrumental un bloc relativement homogène.
L’électronique « de salle » ne joue que sur le fond. Présente dans toute la salle de concert, son rôle est de créer des espaces dans lesquels l’ensemble, l’électronique d’ensemble, les solistes et l’électronique soliste peuvent coexister. Différents types de réverbération viennent poser l’arrière-plan, le décor au sein duquel la « tragédie » se noue.

Ces différents types d’électronique, chacun selon sa spécificité, permettent de mettre en lumière chaque « personnage », qu’il soit soliste ou membre de l’ensemble, afin de les faire passer du rôle de protagoniste à celui de figurant, quelle que soit leur fonction de départ. Si l’électronique fait donc ici éminemment partie du discours musical, elle est aussi un médium radical de mise en scène.

Photo : Partition de Julia Blondeau © Julia Blondeau

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