Entretien avec Pierre Morlet du Quatuor Diotima

Publié le 31 mai 2017

Fondé en 1996 par Pierre Morlet, violoncelliste et seul membre de la formation originelle, le Quatuor Diotima fêtait ses 21 ans l’an dernier. Fruit d’un heureux concours de circonstances enclenché au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, le Quatuor Diotima s’est d’abord initié au répertoire contemporain, avec la volonté d’être l’instrument des nouveaux compositeurs, avant d’explorer celui du passé. Un cheminement atypique et un libre voyage entre les siècles, qui reflètent à la fois un engagement envers les créations actuelles et le désir de mettre en lumière les grands compositeurs classiques qui l’inspirent, particulièrement Bartók, Debussy et Ravel, les derniers quatuors de Schubert et Beethoven, les compositeurs de l’Ecole de Vienne ou encore Janáček. Forts d’une discographie récompensée par cinq diapasons d’or, interprètes privilégiés de grands compositeurs tels que Helmut Lachenmann, Toshio Hosokawa, Alberto Posadas ou Rebecca Saunders et de festivals européens, le quatuor Diotima s’inscrit comme l’une des formations les plus demandées au monde.

Il est l’un des invités de ManiFeste-2017, festival et académie pluridisciplinaire de l’Ircam. Dans l’atelier de composition pour quatuor à cordes, Chaya Czernowin et les membres du Quatuor Diotima donneront l’opportunité à cinq jeunes compositeurs d'écrire une nouvelle œuvre avec ou sans électronique pour explorer et expérimenter ensemble toutes les possibilités des instruments et de la formation. En parallèle, lors de la master class d'interprétation pour quatuor à cordes, Diotima proposera à de jeunes formations de travailler le quatrième quatuor à cordes avec électronique de Jonathan Harvey ainsi que des quatuors du XXe siècle en lien avec la nouvelle séquence d’expositions-dossiers, intitulée « L'Œil écoute », dans les collections modernes du Centre Pompidou.

Interview de Pierre Morlet

L’avènement de l’électronique, dont l’enjeu est central à l’Ircam, métamorphose les techniques, les modes de jeu et d’écoute. Son utilisation aujourd’hui vous semble-t-elle nécessaire, voire inévitable ?

Quand on est à Paris, passer à côté de la musique avec électronique, c’est impossible. La musique d’aujourd’hui essaie toujours de s’ouvrir, de s’élargir, de chercher de nouvelles sonorités. Il est parfaitement logique d’aller vers l’électronique, et aller vers l’électronique, en tant que formation basée à Paris, c’est venir à l’Ircam. À l’époque déjà, quand ManiFeste s’appelait encore Agora et que la Philharmonie n’existait pas, c’est surtout ici et à Beaubourg que l’on pouvait assister à des concerts avec électronique, par exemple ceux de l’Ensemble intercontemporain. Paris reste le lieu central de la musique sérieuse avec électronique et attire de nombreux créateurs. Ashley Fure, compositrice américaine avec qui nous créons actuellement une pièce avec électronique, était venue suivre le Cursus à l’Ircam, elle se produit désormais entre la France et les États-Unis. Il y a aussi des compositeurs qui vivent à Paris et qui ont généré un intérêt pour l’électronique. Depuis quelques années les élèves du Conservatoire de Paris peuvent valider une année scolaire en suivant le Cursus de l’Ircam. L’électronique est donc bien intégrée au paysage musical.

L’Ircam est une fierté et une chance unique, un véritable lieu de recherche, de travail et de rencontre entre des personnes très différentes. Comme le dit si bien Philippe Manoury : « À l’Ircam, j’ai rencontré tout le monde ».

Pierre Morlet © Molina Visuals

Le quatuor ayant été formé il y a 21 ans, quelle place a pris l’électronique dans vos pièces ?

L’électronique est donc arrivée très naturellement dans nos interprétations, c’est un cheminement auquel on ne pense pas. Tout simplement parce que lorsque l’on s’intéresse à la musique d’aujourd’hui, il faut intégrer tout ce qu’elle offre.

La musique avec électronique représente maintenant un répertoire très important, assez riche et unique. Elle a beaucoup changé ces dernières années, démocratisée par les logiciels et les ordinateurs portables, qui font que les technologies circulent largement. C’est aussi d’une certaine manière la volonté de l’Ircam. Au-delà de pouvoir créer des pièces dans les conditions royales dont on dispose ici, il est essentiel d’avoir la possibilité de les reprendre ailleurs dans le monde. Notre projet pour le 7 juin au Centre Pompidou sera justement repris cinq ou six fois cette année, en France mais aussi à Milan, à Varsovie, etc. Et ce n’est que le début, car cela rejoint notre politique en tant que quatuor. Nous tenons à reprendre un projet aussi souvent que possible, de sorte à faire mûrir la pièce et l’interprétation - mais aussi pour laisser le temps à l’électronique, qui est une technologie assez lourde, de se mettre au point. Il faut souvent expérimenter différentes acoustiques sur plusieurs concerts pour parvenir à la stabiliser. On l’a vu dans le cas de Tensiode Philippe Manoury, où sur les dix concerts, il nous en a fallu la moitié pour que l’agencement de l’électronique soit parfait. Dans notre projet actuel avec Mauro Lanza, l’utilisation de l’électronique n’était pas initialement prévue. En passant à l’Ircam, il s’est intéressé aux instruments hybrides, qui s’inscrivent dans ses recherches actuelles, et a proposé de l’intégrer au quatuor à cordes. A l’opposé, Ashley Fure avait dès le départ souhaité intégrer l’électronique à sa pièce.

Favorisez-vous les créations avec électronique dans vos commandes ?

Le choix est laissé à la libre appréciation des compositeurs. Il n’y a de notre côté aucune règle imposée, on n’incite pas plus qu’on n’empêche – on reste neutre et ouvert, mais toujours prêt à le faire.

Comment la manière de jouer est-elle influencée par l’existence de l’électronique ?  

Le quatuor à cordes est une formation, c’est aussi un genre. Ce qui le caractérise, ce sont ses quatre instruments, derrière lesquels il y a une histoire. Dans cette histoire s’est forgée une tradition, celle de l’écoute. L’idée d’une conversation à quatre voix égales est à l’origine-même du quatuor à cordes. La conversation engendre des interactions, des questions et des réponses, parfois brutales et parfois pas. Les quatre personnes sur scène sont en train de « jouer ». Plus qu’elles ne récitent, elles jouent un rôle, comme au théâtre. Avec l’électronique, la notion de conversation est plus ou moins atténuée selon les pièces. Les notions d’écoute et d’interaction entre les quatre instrumentistes sont évidemment modifiées dans le sens où la note jouée, avec une certaine intensité ou hauteur, sera réinterprétée par des machines dont on n’a pas la totale maîtrise. Le haut-parleur qui fait office de médiateur transforme volontairement le son, il y a donc une adaptation nécessaire de notre part. Dans une pièce acoustique, quelle qu’en soit l’esthétique, il y aura indéniablement plus de stabilité, ce sont d’autres réflexes.

L’électroacoustique est-il l’avenir des instruments classiques ?

Ce que l’on fait actuellement avec les transducteurs et les instruments hybrides est quelque chose qui sera complètement entré dans les mœurs dans une vingtaine d’années – ou alors complètement abandonné !

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« Diotima », c’est d’une part une référence au romantisme allemand et d’autre part un engagement envers la musique contemporaine. L’essence du quatuor réside-t-elle dans ce voyage entre les répertoires ?

Dès l’origine de notre formation, il y avait la volonté de ne pas faire référence uniquement au XXe siècle, même s’il est essentiel. On a donc choisi cette figure, tirée du Banquet de Platon puis reprise dans un roman épistolaire de Hölderlin, poète allemand du XIXe. Luigi Nono reprendra des extraits de ces lettres et poèmes sur le haut des partitions de son quatuor Fragmente-Stille. Diotima était pour nous le symbole parfait du romantisme universel, un personnage qui a traversé les siècles, inspirant poètes, écrivains, musiciens…

Partition de Fragmente-Stille © Universal Music Publishing Ricordi, 1980 - via Benchet 2 - 20121 Milano

La formation, genre ancien, côtoie la modernité de l’électronique, que l’on qualifie facilement de froide : un romantisme électronique est-il possible ?

On dit souvent que ce qui est ancien a une âme, une patine. Mais je ne pense pas pour autant que l’électronique soit froid. C’est quelque chose de vivant, notamment parce que les technologies évoluent sans cesse. Je comprends parfaitement que l’on puisse parler du romantisme de l’électronique. Les technologies avancent à une vitesse fulgurante et ce qui paraît neuf en arrivant s’ancre très rapidement dans les habitudes, jusqu’à devenir obsolète ou désuet. C’est en ce sens qu’il y a un vrai geste romantique, qui va presque au-delà de la maîtrise des Hommes qui ont fait et font l’électronique.

Quand on parcourt la musique de tous les siècles, y a-t-il une constante, un élément fondamental dont on trouverait l’écho à travers le temps ?

L’exigence, l’écoute. L’exigence de l’écoute. L’exigence des compositeurs dans ce qu’ils ont écrit mais aussi l’exigence de la maîtrise pour l’instrumentiste. Dans les modes de jeu de Lachenmann comme dans les phrasés de Schubert, ce qui est intéressant est qu’ils nécessitent tous de parvenir à la maîtrise parfaite d’un geste.

Alors face aux partitions dont le compositeur n’est plus là, quelle marge de liberté peut-on prendre dans l’interprétation ?

Toute la liberté que notre connaissance de la partition et de l’univers d’un compositeur nous permet. Contrairement à ce que l’on croit, la liberté sera proportionnelle à la connaissance qu’on en a. Plus elle sera grande, plus on connaîtra de possibilités, alors qu’inversement, plus la connaissance sera restreinte, plus les possibilités le seront. Nous avons pris conscience, face à des partitions anciennes, que certaines questions pouvaient se poser grâce à l’expérience et la chance que nous avons d’avoir pu travailler sur des partitions récentes avec leur auteur. Il est en effet possible de prendre une certaine liberté sur les options envisageables, tout simplement car ce qui est écrit offre en fait plusieurs chemins, mais aussi parce qu’une partition a connu plusieurs éditions, des imprécisions, des pertes, des traditions disparues. Dans le cas de l’Opus 135, dernier quatuor de Beethoven, plusieurs éditions simultanées font que les indications ne sont jamais réellement identiques pour chaque mouvement, ce qui en complexifie la lecture.

C’est donc très intéressant d’avoir travaillé avec de grands maîtres comme Alberto Posadas, Toshio Hosokawa, qui sont également les invités de ManiFeste cette année, ou encore Helmut Lachenmann. Les indications sont en perpétuelle évolution. Exemple suprême : Pierre Boulez. Il y a quelques années, on s’est retrouvé ici-même, à l’Ircam, pour travailler avec lui dans le cadre de la révision de son quatuor Livre pour Quatuor, qu’il avait écrit soixante-trois ans plus tôt. Entre temps, il s’était passé beaucoup de choses, c’est indéniable. Nous avons donc interprété une première fois la pièce. Alors qu’on jouait le premier mouvement au tempo indiqué, il a réalisé que ça ne lui allait pas, ou plus. Il nous dirige alors, on réessaie, deux fois en dessous du tempo indiqué. On remarque que le « vif et animé » voulu est, à l’écoute, une sorte d’« adagio ». Pierre Boulez a alors révisé un certain nombre de choses avec nous au cours de plusieurs séances de travail : un compositeur peut donc changer d’opinion sur sa propre musique.

La leçon qu’on en tire n’est pas que l’on peut tout changer sur les partitions d’un autre siècle, mais c’est de réaliser que ce qui est écrit est avant tout un moment dans la vie du compositeur. Il y a ensuite la réalité des répétitions, des réécritures. Sans que le compositeur ne soit pour autant parole d’évangile, ce qu’il a écrit donne l’élan et le souffle, en prise ensuite avec le principe d’audibilité. Il faut savoir différencier ce qui relève du pur esprit (c’est-à-dire indiquer un tempo extrêmement rapide où l’on ne comprendra rien), et l’intelligible, qui doit essayer de se souvenir de l’esprit originel, tout en lui donnant plus de clarté. Par exemple sur un tempo rapide, avec un grand souffle ou de grandes liaisons irréalisables, on imagine que le compositeur a surtout voulu signifier une ligne infinie. Mais chose intéressante, chez certains compositeurs, l’esprit est parfois plus important que l’intelligibilité. En fait, notre expérience avec les compositeurs d’aujourd’hui nous permet de comprendre combien la partition n’est qu’un « outil pour transmettre ». Combien il y a par exemple de différences entre une partition éditée et un manuscrit. Nous n’avons - hélas ! - pas travaillé avec lui, mais les partitions éditées de Franz Schubert retranscrivent très mal les envolées que l’on peut voir sur ses manuscrits, entre autres à cause de la standardisation des accents. Ceux-ci nous en apprennent plus parfois qu’un Urtext. Et c’est à travers notre travail avec des compositeurs d’aujourd’hui que nous avons pu avoir la certitude que les compositeurs ont, avec leur partition, des outils parfois limités.

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Dans le cadre de l’atelier de composition, vous serez les premiers interprètes de pièces écrites par les jeunes compositeurs de l’académie. Ils vous présenteront leur partition et réaliseront donc avec vous la complexité du passage à l’oreille.

Oui, il y aura ce principe de réalité. Quelque chose a été écrit, mais qu’est-ce qu’un instrumentiste ayant de la bonne volonté pourra et saura faire avec ?

Le compositeur sera conseillé, mais il pourra également intervenir pour expliquer ses choix. Comment envisagez-vous cet encadrement ?

Tout dépendra de ce que les compositeurs ont écrit. On attend surtout d’eux qu’ils soient capables de nous dire que l’on se trompe, qu’ils aient l’exigence dont nous parlions. Nous saurons l’écouter, l’entendre, mais ils doivent aussi en retour savoir tenir compte de nos remarques, lorsque l’on relèvera des paramètres oubliés ou des éléments qui ne fonctionnent pas. Avoir une grande ouverture d’esprit est un critère essentiel, notamment pour des compositeurs encore en formation.

Dans l’idée d’un échange et d’un apprentissage, il faut savoir se confronter sans mauvaise foi, être capable d’affirmer son point de vue et parfois de modifier son œuvre. Plus que de savoir si la pièce est extraordinaire, l’essentiel se situe dans cette notion de dialogue entre le compositeur et l’instrumentiste, d’où quelque chose émergera, nécessairement. D’autant qu’on ne peut ôter à la culture occidentale d’être caractérisée par cette possibilité d’argumenter, de faire évoluer les propositions. C’est le fondement même des premiers quatuors, à l’image de la forme sonate : exposition de deux thèmes, développement et récapitulation.

Dans le descriptif de l’atelier, il y a cette précision : « limiter l’utilisation des accessoires et modes de jeu ». Que signifie cette contrainte ?

La pièce que nous travaillons pour ManiFeste s’inscrit dans cette logique d’exploration des accessoires et modes de jeu. Ils sont effectivement très en vogue, notamment chez les jeunes compositeurs, envers qui on a une politique de commande assez active. Mais dans le cadre d’un atelier comme celui-ci, ce qui nous semblait important était de travailler à partir d’un matériau réduit, qui est, contrairement à ce que l’on peut imaginer, propice à l’inventivité et aussi le point de départ d’une œuvre riche. C’est la grande leçon que l’on tire tant de Beethoven, de Bartók ou de Schoenberg, qui sont pour le moins les piliers fondateurs de la musique. Plus que de piocher dans une multitude d’éléments, il est préférable d’essayer de cibler et de savoir délimiter son champ, pour en faire quelque chose ensuite, par associations diverses. Les pièces doivent aussi pouvoir être travaillées dans le cadre temporel limité d’une académie, où chacun est censé bénéficier du même temps d’encadrement. Nous ne croyons pas que la qualité ni la créativité en pâtiront, bien au contraire.

Dans la master class d’interprétation, les quatuors vont choisir une œuvre dans la liste proposée. Quelle sera votre pédagogie ?

Ce seront des cours tout à fait normaux, où nous partagerons notre expérience sur les œuvres proposées, qui ont toutes pour caractéristique d’être des œuvres que nous avons déjà jouées, voire créées. Le cas des Liturgia Fractal d’Alberto Posadas, pièce choisie par l’un des quatuors, nous intéresse particulièrement car c’était notre premier contact avec Alberto il y a une dizaine d’années - le début d’une immense aventure dont nous sommes extrêmement fiers et heureux. C’est important pour nous d’insérer dans le répertoire de jeunes formations des pièces que nous avons travaillées avec le compositeur. C’est un geste extrêmement fort que de transmettre et de faire en sorte que les pièces que nous avons jouées ne s’arrêtent pas à nous mais aillent vers d’autres formations. Et si demain ce quatuor ou un autre joue le cycle entier de Posadas, nous serons présents pour l’entendre en direct car nous sommes en effet les seuls à l’avoir joué en entier. Ce qui est essentiel pour nous est donc l’échange, la transmission.

Une partie des œuvres s’inscrit dans le thème de « L’Œil écoute », en lien avec la nouvelle séquence d’expositions-dossiers dans les collections modernes du Centre Pompidou. Quel rapport entretenez-vous avec les autres arts ?

Nous sommes surtout sollicités pour des concerts et n’avons donc que rarement abordé d’autres arts ou joué lors d’un spectacle. Nous pourrions être tentés par un projet de danse, notamment en compagnie de chorégraphes travaillant beaucoup avec la musique, comme Ann Teresa De Keersmaeker. Cela tient au fait que pour nous le quatuor reste et doit rester une formation pour concert, avec son répertoire ; ce n’est pas un ensemble de musique contemporaine. Notre approche de la pluridisciplinarité reste encore très éparse. Toutefois, nous sommes toujours prêts à jouer des pièces avec toutes les nouvelles technologies, les modes de jeu les plus extrêmes, aventureux et expérimentaux qui existent aujourd’hui. Notre formation s’y intéresse énormément, mais nous aimons aussi nous limiter à ce qu’est le quatuor à l’origine.