Édito
Le regard musicien
Imaginez un pont entre deux rives distinctes, parcouru par une foule composite de musiciens, chorégraphes et peintres, d’artistes de la lumière, du son et du brouillard, de spectateurs, d’auditeurs et de curateurs, tous animés par l’ambivalence des formes et la « réciprocité des feux ». Marquant les 40 ans de l’Ircam, ManiFeste-2017 explore le rêve de synesthésie, ou plus exactement le regard musicien qui, de Scriabine jusqu’aux jeunes compositeurs d’aujourd’hui, est mobilisé par l’expérience visuelle. À partir de l’autre rive, le Musée national d’art moderne engage un parcours inédit dans ses collections où l’œil écoute et ne cessera de le faire. « Pas de deux », d’où peut surgir un troisième terme, dans l’écart vif ou la fusion ponctuelle : une discipline inconnue des deux autres.
La correspondance entre l’écoute et la vision fonde un grand nombre d’aventures fascinantes de la modernité et du monde contemporain. Schoenberg-Kandinsky, Feldman-Rothko, Klee-Boulez, Cage-Fluxus, autant de constellations historiques à double foyer. Apologie de la couleur-timbre et du rythme des formes, analogie de structures, alliances nécessaires contre l’adversité et les conventions, l’œuvre n’est plus seulement autoréférentielle, elle manifeste un esprit du temps dont on se réjouit, le plus souvent a posteriori, qu’il fut alors en plein essor. Aujourd’hui, l’invention artistique envisage peut-être la fin de la signature unique, sans s’y résoudre pour autant, poussée en cela par des dispositifs techniques et esthétiques partagés. Chaya Czernowin aux prises avec l’opéra et le Hörspiel, Alberto Posadas scrutant la vocalité et la peinture, les metteurs en scène Wim Vandekeybus et Ingrid von Wantoch Rekowski face au corps musicien ou dansant, Jérôme Combier et Pierre Nouvel écoutant et filmant le lieu déserté de Campo santo, ou encore ces deux allégories, Sound & Vision, conviées par Ictus pour sa nuit Liquid Room : chacune de ces scènes agence les fragments déplacés d’une totalité espérée.
Rêve de correspondance ou pur fantasme de convergence ? Le Moderne d’arrière-saison, soucieux de pureté disciplinaire, peut à loisir ou à raison pointer le gouffre entre ce qui relève des arts sonores, ces performances ou installations domiciliées dans une région obscure mais tolérée des arts plastiques, et ce qui accède à l’écriture musicale. Il peut démontrer l’abîme entre le temps disposé de l’œuvre visuelle et le temps imposé par la musique. Observé depuis la rive musicale, le culte infatigable que vouent les arts plastiques à Cage paraît exotique et amusant ; mais, sur l’autre rive, les artistes visuels s’étonnent à juste titre que le rituel philharmonique du concert reste l’horizon unique de l’écoute. Que tout ne corresponde pas n’enlève rien au désir puissant de se reconnaître, visé ou cueilli par un autre. Ainsi les arts visuels, en proie à l’immédiateté de leur consommation massive, en arrivent-ils à envier deux fonctions essentielles de la musique, l’interprétation et le code-partition, par lesquelles l’œuvre n’existe qu’au travers de réalisations successives. Éloge de la pensée venue du dehors : cette allure caractéristique du contemporain fut précisément l’un des motifs de l’invention de l’Ircam, il y a quarante ans. Édifié non sur l’identification de la science et de l’art, mais sur le stimulus entre des forces autonomes, l’artiste, l’ingénieur, le scientifique.
Une alliance recommencée.
Frank Madlener, directeur de l'Ircam